Une autre époque… et l’histoire incroyable de cet hôtel.

L’histoire du Negresco, le plus bel hôtel de Nice
Le 4 janvier 1913, Henri Negresco inaugurait à Nice l’hôtel le plus prestigieux de la promenade des Anglais. Grace Kelly, Jean Cocteau, Walt Disney, Marc Chagall et les Beatles (entre autres) y ont posé leurs valises. JEAN-BAPTISTE ROQUES revisite la légende de ce palace où se mêlent l’outrance kitsch et la vie de château depuis des décennies.
Sous la marquise du Negresco, l’attention est troublée par un détail de la tenue du voiturier. Pas la culotte d’Ancien Régime couleur bleu roi ni les bas de soie blancs façon laquais : tout cela fait partie de la carte postale depuis des décennies. Non, le jeune homme porte une paire de lunettes noires. Des Intrepid de chez Prada. Un modèle dessiné pour la Coupe de l’America et reconnaissable à la bande rouge de la marque milanaise. Aux premiers rayons de soleil du printemps, ce valet, que les connaisseurs appellent « postillon » en référence aux attelages de poste d’antan, a ajouté une touche de clinquant à deux siècles de classicisme.
Ce petit écart en dit long sur le palace niçois de la promenade des Anglais. Une maison de haute tradition hôtelière, où se mêlent allégrement la vie de château et l’outrance kitsch depuis cinquante ans. La façade classée constitue l’un des joyaux de la Belle Époque, comme pour le Ritz-Carlton à Philadelphie, le Trianon Palace à Versailles ou le Lutetia à Paris. Son service, excellent et désuet, cultive l’illusion que rien n’a changé depuis l’ouverture, cent ans plus tôt. Les salons, tout en stuc et en colonnes, honorent fidèlement la mémoire du tourisme en classe Pullman. À une constante près : partout règnent le bleu électrique, le vert perroquet, le rouge glossy et le jaune citron. Les parties communes comme les 140 chambres sont parées de zébrures, de paillettes et d’autres délires cinétiques jusque dans les salles de bains. Peintures, tapis et meubles sont à l’avenant : aucune unité, aucune retenue. Une manière de « ridicool » qui en fait le plus inclassable des cinq-étoiles. L’un des derniers à se tenir indépendant des grands groupes hôteliers. L’aboutissement d’une vie : celle de sa propriétaire-présidente, Jeanne Augier, 91 ans.

La vieille dame habite au dernier étage. Depuis quelques mois, elle ne se déplace plus qu’en fauteuil roulant, poussée par sa demoiselle de compagnie. En mars 2013, elle a été placée sous tutelle par la justice. Elle n’a pas d’enfant et des membres de son personnel sont soupçonnés d’abuser de sa faiblesse. Une administratrice judiciaire a été nommée pour remettre de l’ordre dans la gestion de ses affaires et contrôler ses décaissements récents. « C’est la meilleure des protections », assure l’abbé Gil Florini, son confesseur, vice-président du fonds de dotation de l’hôtel. Difficile de savoir ce qu’elle en pense. On peut la croiser chaque matin vers 11 heures. À l’instar d’Arrigo Cipriani, 91 ans, l’autre dieu vivant de la profession, saluant les clients du Harry’s Bar de Venise, elle emprunte son ascenseur centenaire en bois sombre, capitonné de velours rouge, pour descendre les six étages et mener son inspection quotidienne. Je viens à sa rencontre pour la complimenter au sujet de la chambre années 1930 réservée sur Internet. Contre toute attente, lui dis-je, la moquette à motifs plume de paons flashy s’est avérée propice à une nuit réparatrice. L’air absent, elle me répond à peine. Inutile d’insister. Sa directrice commerciale me dira plus tard qu’elle est dévastée par l’éloignement de ses deux chiens, Lili le yorkshire et Lilou le shar-peï, en convalescence chez une amie.
UN LUSTRE POUR LE KREMLIN
Le tour du propriétaire est bien rôdé. Il commence devant la plaque à la mémoire de Paul Augier, défunt mari de la patronne, docteur en droit, résistant, commandeur de la Légion d’honneur. On enchaîne avec le bar américain aux boiseries sombres, seul décor resté dans son jus, n’étaient les fauteuils « bulle » lamés argent de la mezzanine. « C’est à cette table, me renseigne-t-on, que Richard Burton oublia une parure destinée à Elizabeth Taylor, qui l’attendait dans sa suite. C’est un serveur qui l’a retrouvée. Et rendue, bien sûr ! » Puis vient l’inévitable litanie russe, clin d’œil à la nouvelle clientèle d’oligarques. Ici, le lit où Dmitri Medvedev dormit en 2009, avant de rejoindre Nicolas Sarkozy au palais Masséna voisin. Là, un lustre Baccarat de 16 800 pièces, fabriqué pour le Kremlin mais dont l’envoi fut bloqué pour cause de Révolution d’Octobre (1917). Enfin, à la place d’honneur, regardant la galerie des rois de France, un buste de l’impératrice Maria Feodorovna, fondatrice de Saint-Nicolas de Nice, la plus grande cathédrale orthodoxe bâtie hors de Russie. « L’autel a été consacré la même année que l’inauguration de notre établissement », conclut ma guide.
L’ARISTOCRATIE ET LE BLING-BLING
En 1913, Henri Negresco a 45 ans. Fils d’un aubergiste roumain, il est devenu, après une carrière sans faute, l’un des grands prêtres de la vie mondaine à Paris. Débarqué jeune dans la capitale, il a commencé comme commis et gravi les échelons jusqu’au stade suprême de maître d’hôtel dans les résidences les plus huppées de Monte-Carlo et de Londres. En ce temps-là, dîner hors de chez soi n’a rien de banal, à moins d’être un voyageur de commerce ou un membre de la Café Society, la jet-set de l’époque où l’imam Aga Khan coudoie le comte Boni de Castellane et le dramaturge Sacha Guitry. La fréquentation des restaurants chics distinguait les très grandes fortunes, comme aujourd’hui les voyages en avion privé. Negresco navigue avec aisance dans cet univers proustien. Il rencontre tout ce que l’ancien et le nouveau continent comptent de haute noblesse et de milliardaires, le comte de Paris, les Singer (héritiers des machines à coudre) ou le célèbre trafiquant d’armes Basil Zaharoff. Il s’est fait apprécier d’eux grâce à son entregent et à sa manière subtile d’ordonner les tables. S’il fallait transposer son statut social à notre époque, Henri Negresco officierait sans doute comme directeur d’un club select parisien, l’équivalent de Jean-Yves Le Fur au Montana. À l’époque, son parcours et son carnet d’adresses sont dignes de César Ritz, « roi des hôteliers, hôtelier des rois ». Comme ce dernier, quand il entreprend de créer un palace, il le baptise de son nom. Il choisit la baie des Anges. Les plages sont à la mode, d’ailleurs une série d’hôtels de luxe vient d’ouvrir en bord de mer : l’Excelsior à Venise (1908), le Carlton à Cannes (1911), le Normandy à Deauville (1912). Bien sûr, la baignade reste inenvisageable pour la bonne société. On laisse ce loisir au peuple.
Un riche capitaine d’industrie, André Darracq, des automobiles et moteurs d’avion du même nom, finance le projet. Il choisit l’architecte Édouard-Jean Niermans, connu pour avoir restauré les deux plus prestigieux établissements français, l’Hôtel du Palais à Biarritz et l’Hôtel de Paris à Monte-Carlo. Niermans propose un honnête pastiche Louis-XV, sans zèle particulier. « Pour surligner leur fréquentation aristocratique, certains hôteliers faisaient carrément reproduire à l’identique des modénatures figurant à Versailles ou au Louvre, s’amuse Michel Steve, le grand spécialiste de l’architecture balnéaire de la Côte d’Azur. C’était Las Vegas avant l’heure ! Ce qui ne manquait pas – déjà – de susciter des critiques pointant le côté bling de l’ensemble. » Negresco veut distinguer son établissement autrement que par l’historicisme. Comme Ritz, qui fut le premier à proposer des salles de bains particulières pour chaque client, il veut le meilleur du confort. Son palace est livré avec les dernières innovations : stérilisation des eaux par rayons ultraviolets, turbine centrifuge assurant le nettoyage par le vide des couloirs, réseau de tuyaux par lequel les télégrammes parviennent directement dans les chambres…
Lors de l’inauguration, en présence de la reine Amélie du Portugal, personne ne se doute que la guerre de 1914 sera déclarée dix-huit mois plus tard. Le gotha en goguette vit sa dernière saison. Dès le début des hostilités, l’hôtel est réquisitionné par l’armée comme hôpital militaire. Quatre ans plus tard, après l’Armistice, tout a changé. Les privilégiés boudent Nice, « capitale d’hiver ». Ils préfèrent désormais venir sur la Côte d’Azur aux beaux jours, pour découvrir deux nouvelles occupations : bronzer et nager. Sur la plage de sable fin à Cannes ou dans la piscine toute neuve de l’Hôtel du Cap, à Antibes. Henri Negresco n’a pas le temps de répondre à cette nouvelle tendance : il meurt d’un cancer en 1920, à Paris. Son palace s’enfonce alors dans une nuit de près de quarante ans. Il change plusieurs fois de gérant, entre dans une chaîne belge sans le moindre prestige. Petit à petit, il se fane. L’hôtel le plus fou passe à côté des années folles. Il semble alors voué à être revendu par appartements, comme tant d’autres.
La renaissance a lieu en 1957. Jean-Baptiste Mesnage, un riche promoteur immobilier breton, rachète l’établissement pour son épouse. Elle est handicapée et lui-même est sujet à une profonde dépression. Leur fille unique, Jeanne Augier, prend en main la maison. Elle ne connaît rien au métier mais, avec son caractère bien trempé, elle décide de composer un univers aussi féérique que possible, comme pour faire oublier à ses parents le malheur qui les accable. Elle aborde le sujet comme une entrepreneuse de spectacle. Ainsi des uniformes : « Françoise Sagan montait à cette époque une pièce de théâtre, en quatre actes, Château en Suède, qui mettait en scène des personnages habillés de chatoyants costumes des XVIIe et XVIIIe siècles (…). J’ai sollicité le costumier de la pièce », écrit-elle dans ses mémoires, intitulées La Dame du Negresco (éditions du Rocher, 2012). Les créations du styliste sont encore aujourd’hui portées par les grooms.
Jeanne Augier repeint les murs, change les tentures, ouvre les perspectives. « Sous leurs faux airs ancestraux, tous les palaces de l’ère moderne sont construits en banal ciment, explique l’expert Michel Steve. On rajoutait des couches pigmentées imitant la pierre de taille, les marbre et le bronze, autrement dit des teintes nobles mais naturelles. » De même, s’agissant du mobilier, on retenait des tons neutres pour mettre en valeur les toilettes de ces dames. Mais les nuances greige, taupe et havane, qui composent de toute éternité la palette obligée des designers d’hôtels, ne font pas partie – c’est le moins que l’on puisse dire – des inspirations de Jeanne Augier. Elle préfère puiser dans les recoins interdits de l’arc-en-ciel pour égayer son établissement. La nouvelle gouvernante, qui officiait encore il y a peu dans les pays arabes, éclate de rire quand je lui demande s’il est facile de faire le ménage au milieu d’un tel environnement : « Croyez-moi, dit-elle, on ne s’ennuie pas ! »
Mue par un sens visuel très en avance sur son temps, la jeune directrice fait poser des baies vitrées à la place des fenêtres, afin de mieux profiter de la vue sur mer. À l’époque, le geste passe pour une folie. Ces encadrements métalliques dorés paraissent aujourd’hui un peu ringards. « On lui pardonne volontiers quand on sait que le profilé alu utilisé a pour nom commercial Or Negresco », confie, admiratif, François Delahaye, le directeur de l’ultra haut de gamme Plaza Athénée. Même la façade est redynamisée. « Blasphémée », diront les puristes : revêtue d’un blanc immaculé, qui ne trompe plus personne quant à la pauvreté du matériau. La toiture, unique en son genre, rose Nina Ricci et vert Pierre Balmain – les références de la propriétaire – en ressort d’autant plus éblouissante. Comme les dorures rajoutées aux balcons, telles des touches clinquantes assumées. Autant de détails un rien enfantins qui donnent l’impression d’une fête permanente.
En gaulliste militante, Jeanne Augier refuse de se plier aux diktats de l’hôtellerie internationale imposés par les Américains après-guerre. Elle ne se contente pas de s’enivrer dans la polychromie, elle tient sa stratégie : faire de son palace un musée. Pour cela, elle écume les ventes aux enchères et amasse pendant cinquante ans des milliers de meubles, tableaux, sculptures. Politique impensable chez Hilton ou Intercontinental, des chaînes qui consomment de la copie au kilomètre. Au Negresco, chaque pièce a une histoire. Jeanne Augier concentre ses achats sur l’Ancien Régime et le contemporain. Parmi les signatures de sa collection, de grands maîtres du classicisme (Hyacinthe Rigaud), du rococo (François Boucher), du portrait officiel (Joseph-Siffrein Duplessis), du cubisme (Fernand Léger), du surréalisme (Salvador Dali), du nouveau réalisme (Niki de Saint Phalle)… Et de pratiquer les mélanges les plus improbables. À droite de l’entrée, deux bustes XVIIIe siècle sur des colonnes en plexiglas, à gauche, la reconstitution d’un gigantesque salon Louis-XIV faisant face à la mer. Bonheur de l’anachronisme ! Tous les éléments du décor, dont une cheminée de dix tonnes et un plafond à caisson monumental, proviennent d’authentiques châteaux français. Autres outrages au bon goût : sous la verrière, des fauteuils Louis-XV, de style et non d’époque, sont disposés sur des tapis abstraits commandés à Raymond Moretti. Aucun autre hôtel au monde ne contient tant de trésors.
Dès les années 1960, Jeanne Augier s’est rendu compte qu’elle bâtissait une enseigne emblématique de l’hospitalité à la française, au même rang que le paquebot Normandie ou La Tour d’argent. « Elle s’est comportée comme une ambassadrice officieuse sous les présidences De Gaulle et Pompidou », glisse une proche du maire de Nice. Elle court le monde, en total look Courrèges. Elle part en Iran aider son amie Farah Diba à faire d’Ispahan une destination cotée, passe par Abidjan pour former les domestiques de l’hôtel Ivoire qui vient d’ouvrir ses portes. Même les Soviétiques songent à lui proposer une mission de conseil touristique. Comme l’Élysée, le Negresco choisit des fournisseurs exclusivement tricolores. Il signe un contrat d’image avec les tissus Marcel Boussac, fait confectionner ses réclames par l’affichiste René Gruau, s’approvisionne en savons chez Molinard. « Je suis très cocorico », devient l’antienne de Jeanne Augier. Le restaurant étoilé de l’hôtel est baptisé Chantecler, du nom du coq du Roman de Renart. Il a décroché son deuxième macaron en 2012 grâce au chef Jean-Denis Rieubland.
La maîtresse ignore pourtant les tendances hôtelières du XXIe siècle et fait l’impasse sur le « bien-être » : ni piscine en sous-sol ni salle de gym ni sauna. Pas l’ombre d’une chaise longue sur la terrasse. Au mieux, le concierge vous conseille d’aller « sur la plage privée, indépendante de l’établissement, il n’y a qu’à traverser les clous ». Cet aveuglement a valu à l’établissement de voir sa candidature au titre de la Distinction Palace recalée en 2012. L’affront sera sans doute un jour réparé. « Il suffira d’ouvrir un spa », juge un membre de la commission. Jeanne Augier n’en a cure. Son œuvre se situe ailleurs : elle a pris ses dispositions pour que l’atmosphère inoubliable de l’hôtel lui survive. En 2009, elle a créé une fondation dont la mission consiste à perpétuer pendant 99 ans à compter de sa mort une gestion indépendante de l’hôtel (ce fond de dotation a été placé sous administration judiciaire en mai dernier). La dame du Negresco s’est organisée, semble-t-il, pour vivre jusqu’au dernier jour dans son hôtel. Comme Coco Chanel au Ritz de Paris ou Margaret Thatcher au Ritz de Londres. Et que dire d’Isadora Duncan ? La danseuse périt en 1927, étranglée par son châle qui s’était pris dans les roues de son Amilcar décapotable. Elle venait de quitter le Negresco.
Cet article est paru dans le numéro 2 (août 2013) de Vanity Fair.
Vanity Fair.
Frédérique.
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